Le logiciel libre est encore plus essentiel maintenant

 

par Richard Stallman

Une version profondément remaniée de cet article a été publiée dans Wired.

Cela fait maintenant 30 ans que j’ai lancé le mouvement du logiciel libre, qui milite pour que le logiciel respecte la liberté de l'utilisateur et la communauté. Nous qualifions ce logiciel de « libre » (nous utilisons ce mot, même en anglais, dans l'expression free/libre, pour souligner le fait que nous parlons de liberté et non de prix). Certains programmes privateurs, tels que Photoshop, sont vraiment coûteux ; d'autres, tels que Flash Player, sont disponibles gratuitement. Dans les deux cas, ils soumettent leurs utilisateurs au pouvoir de quelqu'un d'autre.

Beaucoup de choses ont changé depuis le début : dans les pays développés, la plupart des gens possèdent maintenant des ordinateurs (parfois appelés « téléphones ») et s'en servent pour se connecter à Internet. Si les logiciels non libres continuent de forcer les utilisateurs à abandonner à un tiers le pouvoir sur leur informatique, il existe à présent un autre moyen de perdre ce pouvoir : le « service se substituant au logiciel » ou , qui consiste à laisser le serveur d’un tiers prendre en charge vos tâches informatiques.

Tant les logiciels non libres que le SaaSS peuvent espionner l'utilisateur, enchaîner l'utilisateur et même attaquer l'utilisateur.
Les logiciels malveillants sont monnaie courante dans les services et logiciels privateurs parce que les utilisateurs n'en ont pas de contrôle. C'est là le cœur de la question : alors que logiciels non libres et SaaSS sont contrôlés par une entité externe (généralement une société privée ou un État), les logiciels libres sont contrôlés par les utilisateurs.

Pourquoi ce contrôle est-il important ? Parce qu'avoir la liberté signifie avoir la maîtrise de sa propre vie. Si vous utilisez un programme pour mener à bien des tâches affectant votre vie, votre liberté dépend du contrôle que vous avez sur ce programme. Vous méritez d'avoir un contrôle sur les programmes que vous utilisez, d'autant plus quand vous les utilisez pour quelque chose d'important pour vous.

Votre contrôle sur le programme requiert quatre libertés essentielles. Si l'une d'elles fait défaut ou est inadaptée, le programme est privateur (ou « non libre »).

(0) La liberté de faire fonctionner le programme comme l'on souhaite, pour n'importe quel usage.

(1) La liberté d'étudier le « code source » du programme, et de le modifier, de telle sorte que le programme s'exécute comme vous le voulez. Les programmes sont écrits par des programmeurs dans un langage de programmation, ressemblant à de l'anglais combiné avec de l'algèbre ; cette forme du programme est le « code source ». Toute personne connaissant la programmation, et ayant le programme sous forme de code source, peut le lire, comprendre son fonctionnement, et aussi le modifier. Quand tout ce que vous avez est la forme exécutable, une série de nombres qui est optimisée pour faire fonctionner l'ordinateur mais extrêmement difficile à comprendre pour un être humain, la compréhension et la modification du programme sous cette forme sont d'une difficulté redoutable.

(2) La liberté de créer et de distribuer des copies exactes quand vous le souhaitez. (Ce n'est pas une obligation ; c'est votre choix. Si le programme est libre, cela ne signifie pas que quelqu'un a l'obligation de vous en proposer une copie, ou que vous avez l'obligation de lui en proposer une copie. Distribuer un programme à des utilisateurs sans liberté, c'est leur faire du tort ; cependant, choisir de ne pas distribuer le programme — en l'utilisant de manière privée — ne fait de tort à personne.)

(3) La liberté de faire et de distribuer des copies de vos versions modifiées, quand vous le souhaitez.

Avec les deux premières libertés, chaque utilisateur contrôle le programme individuellement. Avec les deux autres libertés, n'importe quel groupe rassemblant des utilisateurs peut exercer un contrôle collectif sur le programme ; les utilisateurs contrôlent alors le programme.

D’autres types d’œuvres sont exploitées pour accomplir des tâches pratiques ; parmi celles-ci, les recettes de cuisine, les matériels didactiques tels les manuels, les ouvrages de référence tels les dictionnaires et les encyclopédies, les polices de caractère pour l’affichage de texte mis en forme, les schémas électriques pour le matériel à faire soi-même, et les patrons pour fabriquer des objets utiles (et pas uniquement décoratifs) à l’aide d’une imprimante 3D. Il ne s’agit pas de logiciels et le mouvement du logiciel libre ne les couvre donc pas au sens strict. Mais le même raisonnement s’applique et conduit aux mêmes conclusions : il faut que ces œuvres soient distribuées avec les quatre libertés.

Un programme libre vous permet de le bricoler pour lui faire faire ce que vous voulez (ou cesser de faire quelque chose qui vous déplaît). L'idée de bricoler le logiciel doit vous paraître ridicule si vous avez l'habitude des boîtes noires du logiciel privateur, mais dans le monde du Libre c'est courant, et c'est une bonne façon d'apprendre à programmer. Même le passe-temps traditionnel des Américains, bricoler les voitures, est entravé parce que les voitures contiennent maintenant du logiciel non libre.

L'injustice du privateur

Si les utilisateurs ne contrôlent pas le programme, le programme contrôle les utilisateurs.
Avec le logiciel privateur, il y a toujours une entité, le « propriétaire » du programme, qui en a le contrôle et qui exerce, par ce biais, un pouvoir sur les utilisateurs. Un programme non libre est un joug, un instrument de pouvoir injuste.

Dans des cas extrêmes (devenus aujourd'hui fréquents), les programmes privateurs sont conçus pour espionner les utilisateurs, leur imposer des restrictions, les censurer et abuser d'eux.
Le système d'exploitation des iTrucs d'Apple, par exemple, fait tout cela, et Windows également, sur les appareils mobiles équipés de puces ARM. Windows, le micrologiciel des téléphones mobiles et Google Chrome pour Windows comportent chacun une porte dérobée universelle permettant à une certaine entreprise de modifier le programme à distance sans requérir de permission. Le Kindle d'Amazon a une porte dérobée qui peut effacer des livres.

Pour en finir avec l'injustice des programmes non libres, le mouvement du logiciel libre développe des logiciels libres qui donnent aux utilisateurs la possibilité de se libérer eux-mêmes. Nous avons commencé en 1984 par le développement du système d'exploitation libre GNU. Aujourd'hui, des millions d'ordinateurs tournent sous GNU, principalement sous la combinaison GNU/Linux.

Distribuer un programme aux utilisateurs sans la liberté fait du tort à ces utilisateurs ; cependant, choisir de ne pas distribuer le programme ne fait de tort à personne. Si vous écrivez un programme et que vous l'utilisez en privé, cela ne fait pas de mal aux autres (il est vrai que vous perdez une occasion de faire le bien, mais ce n'est pas la même chose que de faire le mal). Ainsi, quand nous disons que le logiciel doit être libre, cela veut dire que chaque exemplaire doit comporter les quatre libertés, mais cela ne veut pas dire que quelqu'un a l'obligation de vous en proposer un exemplaire.

Logiciel non libre et SaaSS

Le logiciel non libre a été le premier moyen, pour les entreprises, de prendre la main sur l'informatique des gens. De nos jours, il existe un autre moyen, appelé « service se substituant au logiciel », ou SaaSS. Cela équivaut à laisser quelqu'un d'autre effectuer vos propres tâches informatiques.

Le recours à un SaaSS n'implique pas que les programmes exécutés sur le serveur soient non libres (même si c'est souvent le cas) . Mais l'utilisation d'un SaaSS et celle d'un programme non libre produisent les mêmes injustices : ce sont deux voies différentes qui mènent à la même situation indésirable. Prenez l'exemple d'un service de traduction SaaSS : l'utilisateur envoie un texte au serveur ; celui-traduit le texte (disons, de l'anglais vers l'espagnol) et renvoie la traduction à l'utilisateur. La tâche de traduction est alors sous le contrôle de l'opérateur du serveur et non plus de l'utilisateur.

Si vous utilisez un SaaSS, l'opérateur du serveur contrôle votre informatique. Cela nécessite de confier toutes les données concernées à cet opérateur, qui sera à son tour obligé de les fournir à l'État. Qui ce serveur sert-il réellement, en fin de compte ?

Injustices primaires et secondaires

Quand vous utilisez des logiciels privateurs ou des SaaSS, avant tout vous vous faites du tort car vous donnez à autrui un pouvoir injuste sur vous. Il est de votre propre intérêt de vous y soustraire. Vous faites aussi du tort aux autres si vous faites la promesse de ne pas partager. C'est mal de tenir une telle promesse, et c'est un moindre mal de la rompre ; pour être vraiment honnête, vous ne devriez pas faire du tout cette promesse.

Il y a des cas où l'utilisation de logiciel non libre exerce une pression directe sur les autres pour qu'ils agissent de même. Skype en est un exemple évident : quand une personne utilise le logiciel client non libre Skype, cela nécessite qu'une autre personne utilise ce logiciel également — abandonnant ainsi ses libertés en même temps que les vôtres (les Hangouts de Google posent le même problème). Nous devons refuser d'utiliser ces programmes, même brièvement, même sur l'ordinateur de quelqu'un d'autre.

Un autre dommage causé par l'utilisation de programmes non libres ou de SaaSS est que cela récompense son coupable auteur et encourage le développement du programme ou « service » concerné, ce qui conduit à leur tour d'autres personnes à tomber sous la coupe de l'entreprise de développement.

Toutes les formes de dommage indirect sont amplifiées lorsque l’utilisateur est une institution publique ou une école.

Logiciel libre et État

Les services publics existent pour les citoyens, et non pour eux-mêmes. Lorsqu’ils utilisent l’informatique, ils le font pour les citoyens. Ils ont le devoir de garder un contrôle total sur leurs tâches informatiques, afin de garantir leur bonne exécution au bénéfice des citoyens (cela constitue la souveraineté informatique de l'État). Ils ne doivent jamais laisser ce contrôle tomber entre les mains du privé.

Pour garder la maîtrise des tâches informatiques qu'ils effectuent au nom des citoyens, les agences et services publiques ne doivent pas utiliser de logiciel privateur (logiciel qui est sous le contrôle d'une entité autre que l'État). Ils ne doivent pas non plus les confier à un service programmé et géré par une entité autre que l'État, puisque ce serait un SaaSS.

Le logiciel privateur n'est absolument pas sécurisé contre une menace cruciale, celle que constitue son développeur. Et le développeur peut à son tour favoriser les attaques provenant d'autres entités. Microsoft montre les bogues de Windows à l'agence d'espionnage numérique du gouvernement américain, la NSA, avant de les corriger (voir http://arstechnica.com/security/2013/06/nsa-gets-early-access-to-zero-day-data-from-microsoft-others/). Nous ne savons pas si Apple procède pareillement, mais il subit la même pression du gouvernement que Microsoft.

Par conséquent, si le gouvernement de n'importe quel autre pays utilise ces logiciels, il met en danger sa sécurité nationale. Souhaitez-vous que la NSA pénètre par effraction dans les ordinateurs de votre gouvernement ? Allez voir dans http://www.gnu.org/philosophy/government-free-software.html nos suggestions concernant les politiques à appliquer par les gouvernements pour promouvoir le logiciel libre.

Logiciel libre et éducation

Les écoles (et ceci inclut toutes les activités éducatives) influencent le futur de la société par l’intermédiaire de leur enseignement. Elles doivent enseigner exclusivement le logiciel libre, afin de mettre leur influence au service du bien public. Enseigner l’utilisation d’un programme non libre, c’est implanter la dépendance à l’égard de son propriétaire, en contradiction avec la mission sociale de l’école. En dispensant une formation à l'usage du logiciel libre, les écoles orienteront l'avenir de la société vers la liberté, et aideront les programmeurs talentueux à maîtriser leur art.

En outre, elles enseigneront à leurs étudiants l'habitude de coopérer, d'aider les autres. Chaque classe doit avoir la règle suivante : « Élèves et étudiants, cette classe est un endroit où nous partageons nos connaissances. Si vous apportez des logiciels, ne les gardez pas pour vous. Au contraire, vous devez en partager des copies avec le reste de la classe, de même que le code source du programme au cas où quelqu’un voudrait s’instruire. En conséquence, apporter des logiciels privateurs en classe n’est pas autorisé, sauf pour les exercices de rétroingénierie. »

Pour les développeurs de logiciels privateurs, nous devrions punir les étudiants assez généreux pour partager leurs logiciels ou assez curieux pour chercher à les modifier. Ce serait faire de la mauvaise éducation. Voir dans http://www.gnu.org/education/ une discussion plus poussée de l'usage des logiciels libres à l'école.

Le logiciel libre : plus que des « avantages »

On me demande souvent de décrire les « avantages » du logiciel libre. Mais le mot « avantages » est trop faible quand il s’agit de liberté. La vie sans liberté est une oppression, et cela s’applique à l’informatique comme à toute autre activité de nos vies quotidiennes. Nous devons refuser de donner aux propriétaires des programmes ou des services qui s'y substituent la maîtrise de nos tâches informatiques. Il faut le faire pour des raisons égoïstes ; mais pas seulement pour des raisons égoïstes.

L'une des libertés est celle de coopérer avec les autres. En empêchant les gens de coopérer, on les maintient dans la division, point de départ d'une machination ayant pour but de les opprimer. Dans la communauté du logiciel libre, nous avons pleinement conscience de l'importance de la liberté de coopérer, parce que notre travail consiste en une coopération organisée. Si votre ami vient chez vous et vous voit utiliser un programme, il se peut qu'il vous en demande une copie. Un programme qui vous empêche de le redistribuer, ou dit que « vous n'êtes pas censé le faire », est antisocial.

En informatique, coopérer veut dire redistribuer des copies exactes d'un programme à d'autres utilisateurs. Cela veut aussi dire leur distribuer vos modifications. Le logiciel libre encourage ces formes de coopération, alors que le logiciel propriétaire les interdit. Il interdit la redistribution de copies, et en refusant le code source aux utilisateurs, il les empêche de le modifier. Le SaaSS a le même résultat : si vous faites une tâche informatique sur le web, dans le serveur de quelqu'un d'autre, au moyen d'une copie de programme qui appartient à quelqu'un d'autre, vous ne pouvez ni voir ni toucher le logiciel qui fait cette tâche, donc vous ne pouvez ni le distribuer ni le modifier.

Conclusion

Nous méritons de contrôler notre propre informatique. Comment y arriver ? En refusant les logiciels privateurs sur les ordinateurs que nous possédons ou utilisons au quotidien, et en rejetant les SaaSS ; en développant des logiciels libres (pour ceux d’entre nous qui sont programmeurs) ; en partageant ces idées avec les autres.

Nous le faisons depuis 1984, ainsi que des milliers d'utilisateurs ; c'est pourquoi nous disposons maintenant du système d'exploitation libre GNU/Linux que chacun, programmeur ou non, peut utiliser. Rejoignez notre cause, comme programmeur ou activiste. Rendons la liberté à tous les utilisateurs d'ordinateurs.

 

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